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Une cuillère réargentée

Être né avec une cuillère d’argent dans la bouche. Dans son ouvrage Les 1001 expressions préférées des Français, Georges Planelles, rapporte que cette expression vient de nos voisins les Anglais : « born with a silver spoon in his mouth. » En remontant encore d’un cran, cette expression serait apparue dans une traduction anglaise du Don Quichotte de Cervantès au début du 18e siècle. On le voit, les expressions ont parfois des chemins sinueux mais gardent toujours leur sens d’origine. Dans les familles aisées, la tradition voulait que l’on offre une cuillère en argent au nouveau-né, métal qui rappelait la richesse de la famille.

Les gens riches ou très riches pensent (peut-être ? souvent ?) qu’ils le sont en raison de leur mérite personnel. Si tel était le cas, on peut partir de l’idée que les mérites des gens ne changent pas vraiment avec le temps. Les gens d’il y a 50 ou 100 ans étaient aussi méritant qu’aujourd’hui. Comment expliquer alors l’augmentation importante des inégalités de revenus et surtout de patrimoines à laquelle on assiste depuis un demi-siècle ? Il y a des causes diverses mais la fiscalité est un outil qui permet plus ou moins de corriger ces inégalités. Et surtout, de faciliter ou non l’augmentation de ces inégalités au passage des générations.

Au-delà des questions d’inégalités qui minent la société américaine aujourd’hui, le problème est que certaines de ces familles (les frères Koch par exemple) s’impliquent largement dans la politique, le plus souvent chez les républicains très conservateurs ou les libertariens. D’autant plus important que l’argent joue un rôle plus important aux Etats-Unis qu’en France.

La disposition « stepped up basis », dont seulement un public très sélectif a connaissance, est une disposition de la fiscalité américaine qui a permis à des générations d’amasser des richesses et de les augmenter sans commune mesure avec leurs mérites ou avec l’évolution de l’économie. Et pourtant, elle est aussi simple qu’efficace.

Imaginons qu’un particulier ait à un moment donné de sa vie un portefeuille d’actions d’une valeur de 100 et que lorsqu’il le transmet à ses enfants, ce portefeuille ait une valeur de 1000. Lorsque les enfants vendront ces actions, admettons au prix de 1200, ils devront payer un impôt sur les plus-values sur un base 1000 et non sur une base 100 comme le voudrait la logique. Car rien ne justifie que la plus-value sur la génération précédente ne soit pas taxée. C’est le principe de la règle fiscale baptisée « stepped up basis[1] »

Cette règle simple n’explique pas (pas encore) les fortunes des Jeff Bezos, Bill Gates ou Mark Zuckerberg mais de nombre de familles milliardaires que comptent les Etats-Unis. C’est ce que montre le rapport “Silver Spoon Oligarchs: How America’s 50 Largest Inherited-Wealth Dynasties Accelerate Inequality,” publié par l’Institute for Policy Studies (IPS) qui analyse l’évolution du patrimoine des 50 familles les plus riches du pays sur une quarantaine d’années (de 1983 à 2020). Sur cette période, les 27 familles (qui ont utilisé cette règle fiscale) figurant dans la liste Forbes 400 ont vu leur patrimoine augmenter de 1007 % et les 5 les plus riches de 2484%. La famille Walton (qui détient la majorité de l’entreprise Walmart, le plus grand employeur privé des Etats-Unis avec 2,3 millions de salariés et un chiffre d’affaires de 559 milliards de dollars sur l’exercice fiscal 2021) vient en tête avec 4320 % tandis que la famille Mars (les barres chocolatées entre autres) de 3517%. A titre de comparaison, entre 1989 et 2019, le patrimoine moyen de la famille a augmenté de 93%.

Concernant les Jeff Bezos ou Bill Gates, Bob Lord, conseiller de l’institut American for Tax Fairness évalue que les héritiers de Jeff Bezos pourraient éviter de payer 300 milliards de dollars en impôts à supposer que leur pater familias leur lègue une fortune de 1000 milliards de dollars.

« Quand nous nous concentrons sur la fortune fulgurante des milliardaires de la première génération – et leur évasion fiscale choquante – nous oublions de regarder la croissance inquiétante des familles dynastiques et les changements de politique fiscale qui permettront aux enfants des milliardaires d’aujourd’hui de devenir les oligarques de demain, », explique Chuck Collins, co-auteur du rapport et auteur du livre, The Wealth Hoarders: How Billionaires Pay Millions to Hide Trillions. « Dans une société démocratique saine avec un système fiscal fonctionnel, la richesse se disperse au fil des décennies à mesure que les gens ont des enfants, paient leurs impôts et donnent à des œuvres caritatives. Mais avec un système fiscal faible sur la richesse – comme le confirme la faille montrant de faibles impôts pour les milliardaires – nous voyons maintenant la richesse s’accélérer au fil des générations, conduisant à une richesse et à un pouvoir consolidés ».

Les réformes fiscales pour apporter un correctif à cette faille sont assez faciles sur le plan technique à mettre en œuvre mais elles nécessitent un grand courage politique. Cette question des inégalités se posent avec encore plus d’acuité aujourd’hui car la crise de la Covid n’a pas été vécue de la même manière par tout le monde. Selon l’American for Tax Fairness, les milliardaires américains ont vu leur patrimoine augmenté de 62 % pendant la pandémie. En passant de 3 000 milliards de dollars au 10 mars 2020 pour atteindre 4 800 milliards au 17 août 2021. Tout cela à comparer avec les millions d’Américains qui ont perdu leur emploi pendant la période (beaucoup en ont retrouvé un heureusement), 38 millions ont été atteints par le virus et près de 700 000 en sont morts. Bref, il est urgent d’intervenir et les démocrates seraient bien inspirés de mettre en œuvre cette réforme fiscale plus nécessaire. Au risque quasi assuré que les républicains les « taxent » de socialistes, voire de communistes et déclarent haut et fort qu’ils sont en train de détruite la société américaine. Mais il y a déjà un moment que nombre de républicains n’ont pour seules préoccupations de garder le pouvoir et de conforter les richesses des familles les plus aisées.

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[1]
What Is a Step-Up in Basis?

The term step-up in basis refers to the readjustment of the value of an appreciated asset for tax purposes upon inheritance. Put simply, a step-up in basis adjusts the value of an asset when it passes from an owner to their heir. The higher market value of the asset at the time of inheritance is considered for tax purposes. When an asset is passed on to a beneficiary, its value is typically more than what it was when the original owner acquired it. The asset receives a step-up in basis so that the beneficiary’s capital gains tax is minimized. A step-up in basis is applied to the cost basis of property transferred at death (source : investopedia).

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