« On devrait construire les villes à la campagne car l’air y est plus pur ! » aurait proposé Alphonse Allais (on n’est pas sûr qu’il faille lui attribuer cette boutade mais plutôt au journaliste et dramaturge Jean-Louis-Auguste Commerson). Une proposition retenue quelques années plus tard par Ferdinand Lop[1] qui préconisait, entre autres, « l’installation de Paris à la campagne pour que les habitants profitent de l’air pur » et encore plus spécifiquement « l’extension du boulevard Saint-Michel jusqu’à la mer (dans les deux sens) afin que les étudiants puissent se baigner plus souvent ». Aguigui Mouna qui arpentait le Quartier Latin à partir des années 60 avait repris la flambeau en s’exclamant : « Les bagnoles ras-le-bol », « La vélorution est en marche » et aussi « Le jour où un vélo écrasera une auto, il y aura vraiment du nouveau ».
Lorsque George Washington devint le premier président de la nation américaine, les États-Unis comptaient à peine 4 millions d’habitants et les grandes villes n’étaient en fait que de très modestes bourgades. D’après le premier recensement de 1790, New York abritait 33 000 habitants, Philadelphie 30 000, Boston 18 000 et Baltimore 13 000. Lorsque New York a atteint près de 100 000 habitants en 1815, Paris comptait plus d’un demi-million d’âmes. Selon la définition de la banque mondiale, la population rurale aux États-Unis est passée dans un mouvement inexorable de 30 % de la population totale en 1960 à 17 % aujourd’hui. Et dans un mouvement inverse, les grandes métropoles ont attiré toujours plus de monde.
Sommes-nous arrivés à un moment de bascule où la population quittera les grandes métropoles pour aller dans des villes plus petites ? La Covid va-t-elle accélérer le mouvement avec la généralisation du télétravail ? Ce n’est pas impossible et les premiers indices semblent le montrer.
Ces derniers temps, de grandes entreprises technologiques basées en Silicon Valley ont annoncé qu’elles déménageaient leurs sièges vers des lieux « plus hospitaliers » ,en clair où le coût de la vie et les salaires y sont moins élevés, tout comme les taxes et le prix du m² de bureaux. Par ailleurs, la circulation automobile y est devenue totalement impraticable, même avec des voitures électriques. Les deux grandes artères, la 280 et la 101, sont thrombosées à presque toutes les heures de la journée. Oracle déménage son siège à Austin, Texas (son patron Larry Ellison n’est pas concerné puisqu’il habite sur l’ile Lania d’Hawaï qu’il a achetée en 2012 pour 300 millions de dollars). HPE, Palantir, Tanium ont pris des décisions comparables. Facebook a également indiqué qu’elle se dispatcherait ses activités sur tout le territoire américain, en révisant les salaires à la baisse en fonction du coût de la vie locale. Les GAFA rendent peut-être un service qui s’apparente parfois à un service public, mais ce sont tout sauf des institutions philanthropiques.
Pendant des décennies, les grandes métropoles des deux côtes ont attiré les populations les plus diplômées proposant en retour les services publics les plus développés. Elles ont attiré non seulement des Américains mais des travailleurs qualifiés venant du monde entier. Avec des effets sociaux et politiques évidents, créant en particulier une fracture entre les démocrates et les républicains qui s’accroit sans cesse.
Dans un article intitulé The Urban Workforce Shakeup, Brent Orrell et Matt Leger rappellent que ce phénomène a été baptisé le « winner-take-all-urbanism » selon lequel les populations déjà favorisées le deviennent encore plus, augmentant ainsi un peu plus les inégalités.
La Covid a mis à nu les faiblesses liées au phénomène de concentration des grandes entreprises dans les grands centres urbains. Et ce qui semblait gravé dans le marbre est totalement remis en question avec la Covid qui a servi de catalyseur. Le dernier rapport du Talent Attraction Scorecard publié par la société d’études Emsi basée à Moscow dans l’Idaho (ça ne s’invente pas) suggère que l’on aurait atteint le « peak bid city » il y a déjà quelques années et que les comtés de tailles moyennes (mid-sized counties) attirent la moitié du flux des migrations des talents (en gros les salariés diplômés) alors que les grands centres urbains auraient plutôt tendance à se dépeupler.
Selon le rapport, de plus en plus d’entreprises choisissent d’émigrer dans des états et des municipalités offrant des politiques plus « business friendly » c’est-à-dire avec des politiques fiscales et des réglementations plus souples et un coût de la vie moins élevé. Les salariés suivent ce mouvement, allant là où sont les emplois. Et de nouveaux bassins d’emplois, comme Austin ou Atlanta, sont devenus des pôles attirant de plus en plus d’entreprises. Un phénomène qui entraîne des changements politiques comme on a pu l’observer lors des dernières élections en Géorgie (voir carte ci-dessous) et en Arizona (le comté de Maricopa par exemple) qui ont donné une courte majorité aux démocrates.
Comme le montre le tableau, ces déplacements de population métropolitaine
impactent naturellement l’attraction des talents. Sur 601 grands comtés
(ceux de plus d’un millions d’habitants), les plus peuplés sont désormais
en bas de tableau et sont les moins attractifs. Maricopa (Arizona) et Riverside (Californie).
[1] Les autres propositions de Ferdinand Lop :
– l’extinction du paupérisme à partir de dix heures du soir ;
– la construction d’un pont de 300 m de large pour abriter les clochards ;
– le prolongement de la rade de Brest jusqu’à Montmartre ;
– l’installation d’un toboggan place de la Sorbonne pour le délassement des troupes estudiantines ;
– la nationalisation des maisons closes pour que les filles puissent avoir les avantages de la fonction publique ;
– le raccourcissement de la grossesse des femmes de neuf à sept mois ;
– l’aménagement de trottoirs roulants pour faciliter le labeur des péripatéticiennes ;
– l’octroi d’une pension à la femme du soldat inconnu ;
– la suppression du wagon de queue du métro.