« L’évolution des États-Unis est rapide. A quelques années de distance, les visiteurs, les Américains eux-mêmes n’y reconnaitraient plus ni les choses, ni les hommes : invasions pacifiques d’immigrants qui, sournoisement transforment la race, progrès matériels fantastiques qui lassent le record, équilibre nouveau des rapports avec les autres continents ». C’est ainsi que commence André Siegfried dans son livre sur les États-Unis (Les États-Unis d’aujourd’hui, Armand Colin).
Un livre qui reproduit assez fidèlement les idées de l’époque, notamment sur la race. Pour Siegfried « la psychologie des peuples trouve ses fondements dans l’hérédité raciale ; elle nous révèle une certaine vision du monde, qui assigne à chaque peuple certaines aptitudes, ainsi qu’une profonde angoisse à l’égard du déclin de la race blanche menacée par le réveil des races de couleur » écrit l’historienne Carole Reynaud-Paligot (André Siegfried et la question raciale, Carole Reynaud-Paligot, Éditions de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations », 2005/2 n° 20 | pages 268 à 285).
La question raciale est au cœur de l’analyse d’André Siegfried mais en fait il y a un mélange obscur entre la nationalité et la couleur de peau que l’académicien décrit en profondeur et qui semble tourner à l’obsession. Pour lui, les caractéristiques des populations sont fondées largement sur l’histoire raciale : « Chez l’Anglais, c’est le Saxon qui domine, tempéré par des influences celtique et romaine. Chez les Allemands, c’est le Germain qui l’emporte mais les influences celte, et surtout slave et juive, sont déterminantes. Le Français, qui est issu de l’influence de trois races – germanique, celte et méditerranéenne –, doit aux Latins sa lucidité intellectuelle, son don d’expression, aux Celtes, son esprit artistique, aux Germains, son génie organisateur et constructif “.
André Siegfried est-il raciste ? Selon les critères d’aujourd’hui, sans doute. Selon ceux de l’époque, sans doute pas si l’on en juge par son parcours : Collège de France (1933-1946), Fondation nationale des sciences politiques, Le Figaro, Académie des sciences morales et politiques, Académie française (1944). S’il faudrait étudier en détail ses différents écrits (ce que je n’ai pas fait) pour répondre à cette question, il est clair qu’il essentialise comme on dit aujourd’hui et reproduit allègrement les stéréotypes.
Mais on s’intéressera ici sur la description que fait l’auteur dans son ouvrage des partis démocrates et républicains, analysés là encore en fonction de la race mais pas seulement. Il faut rappeler que le livre a été publié en 1927, avant la Grande Dépression, avant l’élection de Franklin Roosevelt et la vague démocrate qui a commencé en 1933 pour se terminer à la fin des années 1960.
Commençons par les démocrates dont André Siegfried considère qu’« ils n’ont pas, sur l’échiquier électoral, l’importance des républicains ». Il est vrai que les républicains dominent la politique américaine depuis la fin de la guerre de Sécession. D’Ulysse Grant élu en 1868 à Herbert Hoover en 1928, les démocrates n’ont été représentés que par 3 présidents contre 11 pour les républicains. Et la domination des républicains au Congrès est tout aussi grande. « La tradition démocrate réside essentiellement dans la défense des minorités, des non-organisés. De ce fait, le parti ne trouve pas d’unité dans un principe constructif ; son esprit véritable est celui de l’opposition », explique André Siegfried. Une attitude qui peut s’expliquer par le fait de ne pas être au pouvoir plus que par une quelconque prédisposition naturelle. En revanche, la défense des minorités, qui est toujours au cœur des principes démocrates aujourd’hui était déjà présente il y a près d’un siècle. « Le faible, l’exilé, l’isolé trouve-là des avocats ». Il s’est même élargi avec l’extension de la notion de minorités, notamment liés aux orientations sexuelles (Mais ça veut dire quoi, LGBTQIA+ ?).
L’auteur ne semble pas être un très grand prévisionniste car il ne voit un grand avenir au parti démocrate : « la logique même le condamne à n’être plus qu’une coalition de groupements régionaux, se divisant sur des questions régionales ». Il faut croire que parfois les coalitions peuvent transcender les divergences pour atteindre un but supérieur qui le dépasse. Car comment expliquer ainsi la domination démocrate des quarante années qui ont suivi. Mais là où l’observation est intéressante est que si une coalition peut se formée, elle peut aussi se dissoudre. « Il ne faut pas trop essayer de parler du parti démocrate au singulier, car il y en a au moins trois : l’un dans le Sud, l’autre dans les grandes villes de l’Est, le troisième dans l’Ouest. Ainsi les démocrates de l’Est (en fait du Nord-Est) ceux du Sud n’ont, à la lettre de commun que le nom. Les démocrates du Sud ressemble beaucoup plus aux républicains qu’aux Irlandais catholiques de New York, pourtant démocrates comme eux ».
De fait, cette coalition des démocrates du Sud et de l’Est a littéralement explosé après les grandes lois votées à la suite des mouvements civiques des années 60. « Comme – à part les nègres, qui sont exclus du scrutin – il n’y a pas ou presque de républicains dans le Sud, on aboutit de la sorte au régime du parti unique ». On remplace « républicains » par « démocrates », « nègres » par « Africains-américains » et « exclus du scrutin » par « voter suppression », on a une description assez fidèle de la situation actuelle surtout si on ajoute : « Les conceptions politiques du Sud ont évolué dans le sens de l’américanisme nativiste, avec toutes ses conséquences ». Il semblerait même que cette vision se soit étendue plus largement avec la vague populiste et Donald Trump. « Les droits de l’individu, le respect des idées comptent peu dans cette société, qui ne pense guère, butée tout entière dans le maintien du statu quo ».
L’auteur parle de la rivalité des factions dans le parti démocrate qui, comme dans la publicité des pickles, sont au moins au nombre de 57.
Il poursuit ensuite sur « la classe des « pauvres blancs », jadis encadrée par l’aristocratie, a été prise en main par des agitateurs – devrions-nous dire des tribuns ? – qui ont cherché à l’organiser à l’utiliser politiquement”. C’est là une description assez visionnaire mais qui s’applique depuis 2016 au parti républicain. « Car il suffit qu’on déclare “la patrie blanche en danger”, tout le monde accourt, et ce sont les plus pauvres qui accourent les premiers ».
« Quant aux nègres, ils sont par tradition, et pour cause, hostiles aux démocrates »
André Siegfried, Les Etats-Unis d’aujourd’hui
Plus récemment, les républicains qui reprennent ce discours à leur compte ne peuvent pas le dire de manière ouverte, ils doivent donc trouver des circonvolutions. Encore dans les années 1960, Le représentant et ensuite gouverneur de l’Alabama George Wallace pouvait déclarer sans ambages : « Ségrégation maintenant, ségrégation demain, ségrégation pour toujours » Dans son journal de bord de 1969, H.R. Hadelman, directeur de cabinet de Richard Nixon, écrivait : « il faut bien reconnaître le fait que tout le problème est celui des Noirs. La solution est de mettre en place un système qui reconnaît cette réalité sans le laisser apparaître ». Dans sa campagne de 1980, Ronald Reagan, le grand communicateur, avait popularisé le terme de welfare queen pour décrire une prétendue allocataire South Side de Chicago touchant trop de prestations sociales (Le quartier du South Side est à très grande majorité noire). De même Paul Ryan, Speaker de la chambre des représentants de 2015 à 2019, attribuait la pauvreté urbaine à « une culture, dans nos centres-villes en particulier, des hommes qui ne travaillent pas et des générations d’hommes qui ne pensent même pas à travailler ou à apprendre la valeur de la culture du travail ». L’allusion est à peine voilée puisque l’on sait que les centres-villes de la majorité des villes américaines sont à majorité noire. Quant à Donald Trump, pas besoin de paravent car l’ex-président présente l’avantage de dire tout haut ce qu’il pense tout haut. Par exemple, la critique sous forme d’insulte d’Elijah Cummings, élu de Baltimore, qui avait osé s’opposer au président.
Maintenant, venons-en au parti républicain qui « est par essence, celui de la richesse organisée, de la grande production capitaliste (…) le char de l’État roule mieux sur des partis républicains ». C’est là le grand mythe selon lequel les républicains (ou la droite en France) gèrent bien les affaires du pays et les démocrates font avancer la cause des minorités. Mais des études sembleraient montrer que la réalité est tout autre. Un article récent publié par le New York Times intitulé Why Are Republican Presidents So Bad for the Economy? montre que c’est là une assertion qui va à l’encontre des faits. L’article s’appuie sur l’étude Presidents and the US Economy: An Econometric Exploration publiée par Alain Blinder et Mark Watson, deux professeurs d’économie à L’université de Princeton. La comparaison sur une durée longue qui coure de 1933, date de la prise en fonction de Franklin Roosevelt et à son New Deal, à 2020, année qui a mis un terme à la période MAGA et America First de Donald Trump, tourne à l’avantage des démocrates qu’il s’agisse de la croissance, de l’emploi, des salaires, de la productivité et même de la bourse (Economie : le match démocrates-républicains). Par ailleurs, les patrons des grandes entreprises ne sont pas tous républicains, loin de là. Par exemple, dans le secteur du numérique, largement hébergé en Silicon Valley, les dirigeants sont plutôt à majorité démocrate.
« La puissance actuelle (livre publiée en 1927) du parti républicain date de la guerre de Sécession, qui a rayé le Sud en tant qu’influence politique » écrit André Siegfried qui ne pouvait pas prévoir que quelques années plus tard, à la faveur de la Grande Dépression, les républicains allaient être balayés par une vague démocrate. Toutes proportions gardées, la crise du Covid et ses effets collatéraux vont-ils avoir des effets comparables ? En tous cas, cette crise a largement favorisé l’élection de Joe Biden. Si Donald Trump avait eu un comportement à peu près normal (et non pas par exemple de proposer d’avaler d’eau de javel pour supprimer le virus par exemple), il aurait pu assez facilement capitaliser sur le succès de la stratégie vaccinale. Mais c’était sans doute trop lui demander.
Dans le Panthéon d’André Siegfried, « Depuis Lincoln, les États-Unis ont eu trois grands présidents : deux démocrates, Cleveland et Wilson ; un progressiste, Roosevelt. Mais la politique républicaine, qui consiste souvent à se laisser soulever par une marée de richesse, nécessite des qualités moins exceptionnelles ». Il faut préciser qu’il s’agit de Theodore Roosevelt président de 1901 à 1909 que l’auteur présente comme un progressiste mais qui était aussi républicain, montrant que les deux notions – appartenance partisane, progressisme / conservatisme – ne se superposent pas toujours. C’est en partie lui qui a mis en œuvre une politique antitrust qui s’attaqua aux grands monopoles dont le cas le plus emblématique est celui de la Standard Oil. Il développa une politique cohérente de préservation des espaces naturels et de la faune en dotant l’état d’outils efficaces et appropriés » (Les président des États-Unis – George Ayache – Perrin – 2016). Il faut rappeler qu’il accéda à la présidence à la suite de l’assassinat du président McKinley, intervenue six mois seulement après son entrée en fonction.
Ces différences entre les deux partis présentés par André Siegfried semblent toujours d’actualité même partiellement et avec une certaine réactualisation, en particulier à la suite de la conquête des droits civiques des années 1960. Dans une récente tribune publiée par le New York Times (The Banality of democratic Collapse), Paul Krugman considère que la « White rage has been a powerful force at least since the civil rights movement », influant ainsi sur l’évolution du Parti républicain.
« Political scientists have long noted that our two major political parties are very different in their underlying structures. The Democrats are a coalition of interest groups – labor unions, environmentalists, L.G.B.T.Q. activists and more. The Republican Party is the vehicle of a cohesive, monolithic movement ».
La mutation récente du parti républicain, un parti qui propage et fait prospérer le Bie Lie et s’est lancé dans une vaste entreprise de voter suppression, est rendue possible grâce au consentement des élites républicaines. Donald Trump a été à la fois un symptôme et un accélérateur de ce phénomène.
« The fundamental problem lies less with the crazies than with the careerists; not with the madness of Marjorie Taylor Greene, but with the spinelessness of Kevin McCarthy » conclut Paul Krugman.