En flânant sur les quais de la Seine et en picorant dans les boites des bouquinistes, je suis tombé sur le livre d’Arthur Schlesinger Jr, professeur d’histoire à l’Université de Harvard et conseiller de John Kennedy intitulé The Disuniting of America, Reflections on a Multicultural Society. Publié il y a trente ans, il montre déjà cette évolution de la société américaine vers un émiettement où l’identité a peu à peu remplacé la notion de classes sociales. Un des problèmes avec la première est que l’identité est figée dans le temps et crée ainsi une société bloquée où s’affrontent différents groupes. Une société organisée en classes sociales a aussi son lot de problèmes mais elle autorise une certaine flexibilité.
« D’où viens-tu ? » telle est la question qui semblerait avoir remplacé celle qui prévalait pendant longtemps aux Etats-Unis : « Où vas-tu ? Dans son livre, Arthur Schlesinger mettait déjà en garde sur le danger qui menaçait les Etats-Unis en s’engageant vers le multiculturalisme. Un danger qui s’est concrétisé aujourd’hui et qui a depuis traversé l’Atlantique pour s’installer en Europe. « E pluribus unum », la devise qui apparaît sur le Grand sceau des États-Unis a été inversée en « Out of one, many « mettant plus l’accent sur ce qui sépare les citoyens américains que sur ce qui les rassemble. Ce thème de multiculturalisme et d’éclatement de la société n’est pas nouveau.
Second Frank M. Coffin Lecture – Arthur Schlesinger – Multiculturalism and the Bill of Rights
Arthur Schlesinger rappelle l’étonnement du Français J. Hector Saint-John de Crèvecoeur dans ses Lettres d’un cultivateur américain sur l’incroyable diversité ethnique des colons Crevecoeur qui avait émigré aux Etats-Unis en 1759 à l’âge de 24 ans rapporte le cas d’une famille « dont le grand-père anglais, avait une femme hollandaise ; son fils était marié avec une Française et les quatre fils issus de cette union avaient épousé chacun une femme différente. De cette espèce humaine hybride est issue une race nouvelle que nous appelons les Américains », se félicitait-il.
Ce thème du mélange a été repris au début du siècle dernier par l’écrivain d’origine judéo-russe Israel Zangwill dans sa pièce de théâtre The Melting Pot (le creuset) qui connut un grand succès et enthousiasma le président Theodore Roosevelt. Mais c’était sans doute plus un vœu pieux qu’une réalité, car la situation des Etats-Unis était différente et moins éblouissante. D’ailleurs, quelques années plus tard, le philosophe américain Horace Kallen publiait un article dans le très liberal magazine The Nation « Démocratie contre melting pot » dans lequel il montrait au contraire que le melting pot n’était ni un fait ni un idéal. Quelques décennies plus tard, l’économiste suédois Gunnar Myrdal pointait dans son American Dilemma l’échec américain dans le domaine des relations entre l’Amérique blanche et sa population noire. Un peu plus d’un siècle plus tôt, Tocqueville avait relevé cette question fondamentale dans la construction de l’Amérique : « La plus avide des nations » avait condamné l’homme rouge à l’extinction ; et la présence de l’homme noir était le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des Etats-Unis ».
Dans son livre La crise de l’identité américaine, Denis Lacorne retrace la genèse de l’idée du Sald Bowl pour remplacer celle du melting pot. C’est en 1995, à l’Université du Pacifique dans l’Oregon que la professeure Nancy Melzoff se propose de décrire l’histoire de l’enseignement multiculturel aux Etats-Unis et utilise cette métaphore du salad bowl. Voilà pour la description de la situation de l’Amérique. Mais Denis Lacorne va plus loin en expliquant que les pédagogues du salad bowl vont plus loin en « vantant les mérites des victimes, à préserver ou à retrouver leur héritage culturel et à défendre leurs intérêts contre l’hégémonie politico-culturelle des Euro-Américains ». « L’appellation Euro-Américain a même été proposée en 1977 pour figurer dans les catégories du recensement à la place du terme de “White” mais il n’est pas passé dans le langage courant », rappelle François Durpaire (Histoire des Etats-Unis, Que sais-je ? PUF, p86) .
Il n’est pas impossible que ce mouvement soit allé encore un peu plus loin que ce que suggère la métaphore du salad bowl. Dans la logique de la déclaration qu’avait faite Gérard Colomb, l’ex-ministre de l’Intérieur lors de la passation de pouvoir avec Édouard Philippe, qui prenait en charge le portefeuille temporairement « Aujourd’hui, vit côté à côte, je crains que demain on puisse vivre face à face ». Difficile de trouver une image qui traduise cet idée d’affrontement des différents groupes en fonction de leurs critères identitaires. Mais on la comprend aisément.
La conquête des droits civiques des années 50/60 ont amélioré la situation des minorités et plus spécialement des Noirs avec les trois grandes lois : le Civil Rights Act du 3 juillet 1964 qui déclare illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine nationale, le Voting Right Act en août 1965 interdisant les discriminations raciales dans l’exercice du droit de vote et de Fair Housing Act (FHA en 1968) dont les titres VIII à IX élargit les lois antérieures et interdit la discrimination concernant la vente, la location et le financement de logements fondée sur la race, la religion, l’origine nationale. Et à partir de 1974, le sexe.
Depuis l’indépendance des Etats-Unis, cette question être l’unité et la diversité s’est quasiment toujours posée, certaines époques ont mis l’accent sur la première en essayant de définir l’américanité, d’autres sur la diversité. Avec comme point culminant, la guerre de Sécession où le pays a faillé se couper en deux à cause de la question de l’esclavage.
Il faut bien admettre que l’époque actuelle met plus l’accent sur la notion de la diversité fondé sur l’identité : le sexe, la race, l’orientation sexuelle. C’est ce que regrette Mark Lilla, professeur de littérature à l’université Columbia dans son livre La gauche identitaire, L’Amérique en miettes publié après l’élection de Donald Trump. « Les conséquences d’une stratégie identitaire sont très claires aux Etats-Unis. Pendant ls trois dernières décennies, consacrant la plupart de ses énergies à la lutte culturelle pour la diversité, la gauche américaine n’était pas focalisée sur les défis économiques et sociaux de notre temps, au croisement de la mondialisation et de l’individualisme ».
Voulant contrer ce phénomène du « politiquement correct », Donald Trump n’a fait qu’envenimer la situation en transformant le parti républicain comme celui des Blancs qui ne défendent que leur intérêt et entendent garder ou reconquérir le pouvoir, quels qu’en soient le prix et les moyens. En essayant par tous les moyens possibles, y compris la violence (avec comme point culminant le 6 janvier et l’assaut du Capitole, de renversant les résultats des élections.
« Cette recherche passionnée de racines ancestrales s’est trouvée renforcée par le déclin de l’optimisme américain en ce qui concerne le sort futur du pays. Pendant deux cent, les Américains aveint cru que les perspectives d’avenir de leurs enfants seraient meilleures que les leurs ne l’avaient été. Mus par l’exubérance de la jeunesse, ils avaient dédaigné le passé et, suivant les exhortations de John Quincy Adams, s’étaient tournés vers leur postérité plutôt que vers leurs ancêtres. L’importance croissante qu’a prise le culte de l’ethnie est un symptôme du manque de confiance des Américains en l’avenir de leur pays » considère Arthur Schlesinger.
L’optimisme était une caractéristique reconnue des Américains. Que beaucoup de peuples leur enviaient. Et elle était partagée par les républicains et par les démocrates. Ronald Reagan n’était-il pas un optimiste impénitent ? Avec Donald Trump, l’optimisme a fait place à la noirceur et surtout au ressentiment. Pour s’en convaincre, il suffit de relire son discours d’investiture.