« Les citoyens se comporteront mieux, parce que nous surveillerons et nous enregistrerons tout ce qui se passe ». Cette citation de Larry Ellison, fondateur d’une société de logiciels relativement peu connue du grand public (Oracle) est rapportée par Giulano Da Empoli dans l’introduction de la dernière livraison de (l’excellente) revue Le Grand Continent. Citation glaçante, mais qui ne laisse aucun doute sur le projet du « techno-césarisme qui s’est révélé au grand jour le 20 janvier au moment de l’intronisation de Trump II » et sur l’association improbable entre Donald Trump qui fait miroiter un passé qui n’a jamais existé et un Elon Musk qui fait rêver à un avenir qui n’arrivera pas. Sur ce dernier point, la réponse de Michel Mayor, Astrophysicien suisse, prix Nobel de physique en 2019 pour la découverte de la première exoplanète, 51 Pegasi b, en 1995, ne laisse pas beaucoup de doute. Et pour paraphraser Emmanuel Macron, il n’y a pas de Plan B pour la planète.
Pour Giulano Da Empoli, le projet politique du techno-césarisme peut être décomposé en deux phases. « D’abord la machine à chaos de réseaux sociaux et autres outils numériques (…) Puis la théorie du bonheur que ces nouveaux acteurs nous proposent et qui impose que les masses se soumettent à un régime de contrôle absolu, qui surveille et oriente chacun de leurs mouvements ».
Alors que faire de ces acteurs ? Comment les contrôler ? Comment ne pas les laisser prendre le pouvoir, directement ou via une association avec le pouvoir politique ?
Il y a la réglementation. L’Europe est en pointe ce qui lui vaut les foudres du gouvernement américain. Avant d’entrer à la Maison-Blanche, J.D. Vance avait formulé les termes de manière explicite : « Ne pensez pas que l’OTAN vous protégera si vous imposez des limites à nos plates-formes numériques ».
Il y a la voie juridico-politique. Google vient coupable lundi de pratiques anticoncurrentielles par un juge fédéral nord-américain à l’issue d’un procès qualifié d’historique. Meta (Facebook) est actuellement audité par le Sénat. Et les autres pourraient suivre. Toutefois, alors que la précédente administration montrait une réelle volonté de traiter cette question, on peut douter de la détermination de la présente.
La troisième voie possible est de les toucher au portefeuille, car ces entreprises détiennent une partie de leur puissance parce qu’elles gagnent énormément d’argent. Dans son article intitulé « La loi fondamentale de l’IA », Sam Altman fait preuve d’un optimisme débordant selon lequel la technologie résoudra tous les problèmes et apportera le bonheur. Mais la réalité semble tout autre, les entreprises technologiques, GAFAM en tête, ont deux objectifs principaux : capter l’attention des utilisateurs pour mieux les contrôler et gagner beaucoup d’argent.
Partons d’une simple constatation. La marge nette moyenne des éditeurs de logiciels est entre 20 et 30 %, un niveau beaucoup plus élevé que dans les autres secteurs.
Secteur | Marge nette moyenne |
Logiciels et numériques en général | 20 % à 30 % |
Biens de consommation | 5 % à 10 % |
Industrie | 5 % à 8 % |
Énergie | 4 % à 10 % |
Santé (hors biotech) | 6 % à 12 % |
Commerce de détail | 2 % à 6 % |
De leur côté, les GAFAM ont réalisé un bénéfice net cumulé de 403 milliards de dollars sur un chiffre d’affaires de 1678 milliards. Sur 2024, les entreprises du CAC ont réalisé un bénéfice net cumulé de 130 milliards (ce qui fait hurler certains) pour un chiffre d’affaires cumulé à peu près comparable. Les 35 groupes qui ont publié leur résultat ont enregistré un chiffre d’affaires cumulé de 1541 milliards d’euros.
Chiffre d’affaires et bénéfice net des GAFAM en 2024 (en milliards de dollars)
Entreprise | CA | Net 2024 |
Alphabet (Google) | 324 | 100,12 |
Apple | 387 | 94,00 |
Microsoft | 258 | 88,10 |
Meta (Facebook) | 134 | 62,36 |
Amazon | 575 | 59,25 |
Total | 1678 | 403,83 |
Est-ce que cela s’explique parce que ces entreprises sont beaucoup plus performantes, que leurs dirigeants beaucoup plus intelligents ou est-ce plutôt lié au secteur sur lequel elles interviennent ? On peut penser que c’est cette dernière hypothèse qui est la bonne. Elles sont aussi rentables parce qu’elles peuvent l’être et leur type d’activité (le logiciel et le numérique) leur permet. Ces profits ne reflètent plus une simple efficacité économique, mais l’effet d’un pouvoir de marché, de barrières à l’entrée, et d’un accès massif aux données personnelles et de la spécificité de l’activité (le logiciel). Par ailleurs, ces entreprises optimisent leur fiscalité via des montages transnationaux, et leur taux effectif d’imposition reste très inférieur à celui des PME.
Pour preuve, prenons les résultats d’Amazon. La firme de Seattle a deux grandes activités, la vente à distance qui nécessite la fabrication et le transport de produits, et la vente de services de cloud computing (logiciel et numérique). En 2024, Amazon (hors AWS) a réalisé 529 milliards de dollars et a un résultat d’exploitation de 28 milliards, AWS a réalisé un chiffre d’affaires de 107 milliards de dollars et un résultat d’exploitation de 40 milliards. Or, il s’agit de la même entreprise.
Si l’on appliquait une rentabilité moyenne de l’ensemble des secteurs de 7 % au GAFAM, on obtiendrait un bénéfice net cumulé de 117 milliards de dollars et donc un « excès » de rentabilité de 286 milliards de dollars. On pourrait donc imaginer assez facilement de taxer cet excès dans une fourchette allant de 0 à 100 %.
Ci-dessous un discours parlementaire : « Pour une fiscalité de justice à l’ère numérique » (avec l’aide de ChatGPT).
Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Nous avons sous les yeux une réalité qui n’est plus contestable : les plus grandes entreprises du numérique, les GAFAM, dégagent aujourd’hui des niveaux de rentabilité qui ne relèvent plus de la performance économique, mais de la capture systémique de la valeur.
En 2024, ces cinq entreprises ont cumulé plus de 400 milliards de dollars de bénéfice net. Ce chiffre dépasse le budget annuel de nombreux États. Il n’est plus seulement un indicateur de succès : il est devenu un symbole d’un déséquilibre profond entre puissance privée et souveraineté publique.
Nous ne proposons pas de punir la réussite.
Nous ne proposons pas de condamner l’innovation.
Mais nous affirmons qu’il est légitime, et même nécessaire, d’instaurer une fiscalité spécifique sur l’excès de rentabilité lorsque celui-ci ne résulte plus d’un avantage concurrentiel, mais d’une position de quasi-monopole, consolidée par la masse des données captées, par l’inertie des plateformes, et par des pratiques fiscales d’optimisation agressive.
Cette taxe sur les superprofits numériques — calculée non sur le chiffre d’affaires, mais sur la part du bénéfice qui dépasse la rentabilité moyenne des entreprises traditionnelles — constituerait un levier simple, juste, proportionné. Elle permettrait de réinjecter dans le bien commun une partie des richesses extraites de nos vies numériques.
À ceux qui évoqueront la fuite des capitaux, nous répondrons coopération internationale.
À ceux qui crieront au risque d’entrave à l’innovation, nous opposerons le bon sens : l’innovation n’a jamais été incompatible avec la solidarité.
Ne soyons pas naïfs : si nous ne reprenons pas l’initiative, ce sont les géants du numérique qui continueront à dicter les règles du jeu fiscal mondial, à leur seul profit.
Nous sommes à la croisée des chemins.
Ou bien nous choisissons de rester spectateurs d’une mondialisation déséquilibrée,
Ou bien nous affirmons, avec clarté et courage, que la puissance économique ne saurait s’affranchir des exigences de la justice sociale.
Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Ce que nous proposons ici n’est pas une taxe de circonstance.
C’est un acte de souveraineté.
C’est un choix de civilisation.