La société américaine est beaucoup plus inégalitaire que la société française. L’idée n’est pas nouvelle mais elle vient à nouveau d’être confirmée dans l’édition du rapport 2022 sur l’inégalité dans le monde (World Inequality Report 2022), une étude coordonnée par Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman. Les auteurs ont publié chacun de leurs côtés des ouvrages sur le sujet.
Au niveau mondial, les inégalités de patrimoine sont beaucoup plus importantes que celles de revenus. Ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où les seconds nourrissent les premiers au fil du temps en raison d’un effet correcteur de impôts pas assez important. La seconde observation générale est que l’Europe est la région du monde la moins inégalitaire du monde, derrière toutes les autres. Pauvreté se conjuguant souvent avec inégalités.
Le temps ne semble pas vraiment avoir de prise sur les inégalités. « Les inégalités mondiales semblent aussi fortes aujourd’hui qu’au début du XXe siècle, à l’apogée de l’impérialisme occidental. Ainsi, la part de revenu perçue par la moitié la plus pauvre de la population mondiale représente environ la moitié de ce qu’elle était en 1820, avant la grande divergence entre les pays occidentaux et leurs colonies. En d’autres termes, la route sera encore longue avant d’effacer les inégalités léguées par l’organisation très inégalitaire de la production mondiale entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe ».
Une remarque teintée de culpabilité pour les pays occidentaux qui ont légué cet appareil productif au monde entier. Rien n’empêchait ces pays de changer de modèle. Et force est de constater que les pays occidentaux, L’Europe en priorité et les États-Unis dans une moindre mesure d’en appliquer des effets correctifs. D’autant que les auteurs affirment bien que l’inégalité est le résultat de politiques mis en œuvre. « Depuis les années 1980, les inégalités de revenus et de patrimoine sont en augmentation presque partout, à la suite de programmes de dérégulation et de libéralisation qui ont pris des formes différentes d’un pays à l’autre.
Cette augmentation n’a pas été uniforme : spectaculaire dans certains pays (notamment aux États-Unis, en Russie ou en Inde), elle a été plus modérée dans d’autres (en Europe, en Chine) » indique le rapport.
Le point positif est que si les inégalités dans les pays se sont creusées, celles entre les pays se sont amoindries au cours des deux dernières décennies. Une situation sans doute mal vécue par les pays dits « riches » qui ont du mal à constater qu’une part du gâteau leur échappe.
L’autre point mis en exergue est que la richesse privée (patrimoine) a significativement augmentée au détriment de la richesse publique, celle des Etats. D’où la situation selon laquelle les Etats qui sont censés financer des biens communs ont de moins en moins de moyens et sont perçus comme inefficaces. Et sont obligés de ponctionner de plus en plus les citoyens pour assurer leur budget. La richesse va à la richesse, un peu comme un trou noir qui absorberait tout sur son passage. La situation des 1% s’est améliorée par rapport à celle des 10 %, celle des 0,1 % par rapport à celle des 1%, celle des 0,01 % par rapport à celle des 0,1 % et ainsi de suite comme une fractale qui reproduirait le modèle inégalitaire à l’infini.
Si les inégalités aux États-Unis ne sont pas les plus criantes de toutes les régions, elles sont beaucoup plus élevées que celles constatées en France. Le redémarrage des inégalités aux États-Unis date clairement du début des années 80 et de la révolution libérale et conservatrice de Ronald Reagan. Le moins d’état et son corollaire de la baisse des impôts, la baisse de la syndicalisation, la théorie fumeuse du ruissellement ont opéré un changement structurel de la société américaine et ont été le point de départ de l’accroissement des inégalités de revenus et de patrimoines. Ce poison qui a touché la société dans son ensemble s’est aussi traduit par des inégalités selon les communautés raciales, notamment entre les Blancs et les Noirs.
Résultat, les riches sont devenus plus riches – la part des revenus des 10 % les plus riches est passée de 34 % en 1980 à 45 % aujourd’hui – et les pauvres devenus plus pauvres – la part des revenus des 50 % les moins aisés a chuté de 19 % à 13 % pendant la même période. Les États-Unis sont donc beaucoup plus inégalitaires que la France. Ainsi le ratio Top 10 %/Bottom 50 % (un des principaux indicateurs utilisés par les auteurs de l’étude) est de 1 à 17 alors qu’il est seulement de 1 à 7 en France. Et plus on monte dans l’échelle des revenus, il est encore plus important. Si l’on le Top 1%/Bottom 50 %, ce ratio est de 1 à 70 au États-Unis et de 1 à 21 en France.
Et la différence des inégalités est encore plus criante en ce qui concerne le patrimoine. Le décile supérieur possède 70 % de la richesse, la moitié inférieure en possède 1,5 % ; En France, le décile supérieur possède un peu moins de la richesse nationale ; la moitié inférieure en possède 5 % environ.