Alors que le rêve démocratique se transforme en cauchemar despotique, les nouveaux maîtres de l’Amérique hésiteraient-ils entre deux modèles – parmi d’autres – l’État réseau ou La Terreur d’État, les deux n’étant d’ailleurs pas exclusif.
Dans un texte (assez déprimant il faut bien l’avouer) intitulé State Terror, A brief for Americans, publié à l’occasion du refus de l’administration de faire renvoyer Kilmar Abrego Garcia, déporté dans une prison du Salvador après que le Secrétariat d’État ait reconnu une erreur et que la Cour Suprême ait demandé son rapatriement, l’historien Timothy Snyder rappelle que dans « l’histoire de la terreur d’État, l’abandon du droit au profit de la coercition prend trois formes, toutes visibles hier à la Maison-Blanche : le principe du chef, l’état d’exception, et la zone de non-droit étatique ».
Le premier, Le principe du chef – ou Führerprinzip – repose sur l’idée qu’un individu incarne directement le peuple et que ses actions sont, de ce fait, légitimes et légales. On a en tête les déclarations de Nixon selon lesquelles “When the president does it, that means that it is not illegal.” Avec Donald Trump, l’idée est largement amplifiée par le fait que la Cour Suprême lui a donné une immunité pour tous les actes accomplis durant sa présidence. Une sorte de blanc-seing pour un président qui se sentait déjà sans limites. “Nobody knows the system better than me, which is why I alone can fix it.” Avait-il déclaré lors de son discours d’acceptation de l’investiture républicaine à la Convention nationale de 2016, le 21 juillet 2016. Et depuis, il s’est assez largement enhardi. Une telle situation est rendu possible par un entourage qui ne fait qu’encourager ses pires instincts. Les personnes arrêtées sont des criminels parce que Donald Trump déclare que ce sont des criminels.
Le second principe est l’état d’exception. En temps normal, nous croyons au règne du droit, explique Timothy Snyder. Mais si les dirigeants parviennent à nous convaincre que nous vivons une période exceptionnelle, alors ils peuvent justifier l’arbitraire. Par exemple, pour imposer les droits de douane annoncés le 2 avril, Donald Trump s’est abrité sur des exceptions qu’il a lui-même décrétées : By the authority vested in me as President by the Constitution and the laws of the United States of America, including the International Emergency Economic Powers Act (50 U.S.C. 1701 et seq.)(IEEPA), the National Emergencies Act (50 U.S.C. 1601 et seq.)(NEA), section 604 of the Trade Act of 1974, as amended (19 U.S.C. 2483), and section 301 of title 3, United States Code, (Regulating Imports with a Reciprocal Tariff to Rectify Trade Practices that Contribute to Large and Persistent Annual United States Goods Trade Deficits). Dit de manière triviale, il aurait tort de s’en priver puisque le Congrès ne réagit pas.
Le troisième principe consiste à déplacer physiquement les individus dans une zone d’exception, où l’on prétend que la loi ne s’applique plus. C’est exactement ce qui arrive avec Kilmar Abrego Garcia qui a été déporté par erreur au Salvador, une zone sur laquelle Donald Trump qu’il ne peut rien pour le faire rapatrier. L’entourage de Trump a affirmé que Kilmar Abrego Garcia – résident légal, enlevé par erreur et interné dans un camp au Salvador – se trouvait désormais « hors de portée » du droit américain. L’idée que les États-Unis peuvent envoyer n’importe qui quelque part d’où ils ne peuvent (ou ne veulent) plus le rapatrier fonde une doctrine d’apatridie. Appelons-la doctrine Rubio, d’après les mots du secrétaire d’État : « La politique étrangère des États-Unis est menée par le président, pas par les tribunaux. »
Dans ces circonstances, mieux vaut être citoyen que ne pas l’être, rappelle Timothy Snyder. Cela offre une protection relative. Si l’on accepte que Donald Trump détienne le pouvoir du Führerprinzip, alors rien ne l’empêche d’affirmer que « les Homegrowns », ces « gens tout aussi mauvais que les autres », doivent être expulsés. Si l’on accepte l’état d’exception, alors on accepte d’être traité de manière exceptionnelle. Et pire encore : si l’on accepte l’existence de zones sans droit, alors on accepte sa propre déportation vers un lieu sans retour.
Les trois principes créent donc cette situation à laquelle personne n’aurait pensé il y a seulement trois mois. Le président usurpe les fonctions judiciaires en se proclamant juge, jury et, dans le cas des déportations vers le Salvador, bourreau de facto.
Les juges de la Cour suprême et les membres du Congrès sont déjà, dans une large mesure, complices de cette expérience de terreur d’État. Les citoyens ne peuvent agir seuls : ils doivent rappeler au gouvernement ses devoirs constitutionnels. Peut-être retrouveront-ils le chemin d’une Amérique où leur charge a un sens – mais seulement si nous, le peuple, les y aidons, conclut-il.

Dans le sillage de McLuham selon laquelle The medium is the message, on pourrait élargir le propos en affirmant The Network makes the State. De nombreux ont été écrits sur la Scission des États-Unis en plusieurs structures. La seule qui a failli se réaliser est la guerre de Sécession qui opposait les États du Nord et ceux du Sud à propos de la question fondamentale de l’esclavage. Mais d’autres formes seraient possibles. La Servante écarlate de Margaret Atwood nous présente la création de la République de Gilead, une théocratie où le rôle des femmes est ramené à celui de procréer. Dans The Man in the High Castle de Philip K. Dick, les États-Unis sont divisés entre le Japon et l’Allemagne nazie après la défaite des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Et ont pourrait en citer beaucoup d’autres.
C’est ce que proposent Balaji Srinivasan dans son livre The Network State et Peter Thiel, qui, en célébrant le network state et le seasteading (habitats en haute mer), ont élaboré une doctrine d’évasion pour les « aristocrates numériques ».
Dans ce mouvement vers la sécession, on pourrait inclure le phénomène des Gated Communities qui a tendance à se développer aux États-Unis. Ces communautés fermées sont contrôlées par des gardiens, caméras et badges d’accès et seules les personnes autorisées (résidents, invités) peuvent rentrer. Elles offrent des services comparables à ceux de la police, mais aussi piscine, terrains de sport, écoles. Elles abritent souvent des groupes socio-économiques homogènes plutôt aisés. Jusqu’ici, elles constituent des entités séparées, mais qu’est-ce qui empêcherait qu’elles se regroupent ? Des promoteurs immobiliers pourraient bien se saisir par cette idée.

Le livre de Balaji Srinivasan (The New Legislators of Silicon Valley) décrit le concept de network state comme une nouvelle forme de création d’États qui commencent par une communauté en ligne basée sur une proposition commune, plutôt que par un territoire physique. L’idée est de créer une société en ligne, de l’organiser en un réseau, puis de financer collectivement des territoires physiques dispersés, formant ainsi un archipel de réseau. Ces enclaves peuvent éventuellement obtenir une reconnaissance diplomatique pour devenir un véritable état réseau. Au mépris le plus évident de l’appartenance à une communauté nationale.

Le livre explore sept méthodes pour créer un nouvel État, en mettant l’accent sur les états réseau comme une approche préférable par rapport aux méthodes traditionnelles (élections, révolutions, guerres) ou non conventionnelles (micronations, seasteading, colonisation spatiale). Les états réseau utilisent les technologies existantes, comme les communautés en ligne, les cryptomonnaies et la réalité virtuelle, pour contourner les obstacles politiques sans attendre des innovations physiques futures.
Le livre explore sept méthodes pour créer un nouvel État, en mettant en avant les états réseau comme une approche préférable par rapport aux méthodes traditionnelles ou non conventionnelles. Voici un résumé de chacune des sept méthodes :
- Élection :
La méthode la plus conventionnelle consiste à gagner suffisamment de pouvoir lors d’une élection pour réécrire les lois d’un État existant ou en créer un nouveau avec la reconnaissance de la communauté internationale. C’est une voie largement discutée, mais souvent surpeuplée.
- Révolution :
Une révolution politique est une autre manière de créer un nouvel État, souvent associé à des effusions de sang. Les révolutions sont rares, mais peuvent conduire à un nouveau gouvernement.
- Guerre :
Gagner une guerre peut également conduire à la formation d’un nouvel État. Cependant, cette méthode est indésirable et peut entraîner des conflits prolongés.
- Micronations :
Les micronations sont des entités autoproclamées, souvent créées par des excentriques sur des plateformes offshore ou des territoires disputés. Elles manquent généralement de reconnaissance et de capacité à organiser une société fonctionnelle.
- Seasteading :
Le seasteading consiste à créer des habitats permanents ou semi-permanents en haute mer, inspiré par l’existence de bateaux de croisière. Bien que théoriquement possible, cette approche n’a pas encore été mise en œuvre à grande échelle.
- Espace :
La colonisation d’autres planètes, comme Mars, est une idée prestigieuse, mais actuellement inaccessible en raison des limitations technologiques. Des entités comme SpaceX explorent cette possibilité.
- États Réseaux :
La méthode préférée du texte, les états réseau commencent par une communauté en ligne qui se développe en une société de départ, puis en un réseau d’enclaves physiques dispersées. Ils utilisent les technologies existantes pour contourner les obstacles politiques et visent à obtenir une reconnaissance diplomatique.
Les états réseau se distinguent par leur capacité à utiliser les technologies numériques pour créer une nouvelle forme d’État.
Les différences majeures entre un État-nation et un “network state” (état réseau) résident principalement dans leur origine, leur structure, et leur mode de fonctionnement.
Etat-nation | Network State | |
Origine et fondation | Traditionnellement, un État-nation est formé sur la base d’une identité commune, souvent ethnique, culturelle ou historique, et est lié à un territoire géographique spécifique. | Un état réseau commence par une communauté en ligne basée sur une proposition ou une idée commune. Il se développe d’abord dans le monde numérique avant de s’étendre à des territoires physiques dispersés. |
Structure et Organisation | Les États-nations sont généralement centralisés avec un gouvernement qui exerce son autorité sur un territoire contigu. Ils possèdent des frontières clairement définies et une souveraineté reconnue internationalement. | Les états réseau sont décentralisés et organisés en réseaux d’enclaves physiques non contiguës. Leur “capitale” est virtuelle, souvent dans le cloud, et leur structure est plus flexible et adaptable. |
Technologie et Innovation | Bien que les États-nations utilisent la technologie pour gouverner, leur structure est souvent ancrée dans des systèmes traditionnels de gouvernance et de bureaucratie | Les états réseau sont construits sur des technologies numériques modernes, telles que les communautés en ligne, les cryptomonnaies, et la réalité virtuelle. Ils utilisent ces technologies pour organiser leur économie et leur gouvernance. |
Reconnaissance et Souveraineté | Les États-nations cherchent et obtiennent une reconnaissance diplomatique par d’autres États-nations et des organisations internationales. | Les états réseau visent également une reconnaissance diplomatique, mais leur légitimité initiale provient de leur communauté en ligne et de leur capacité à démontrer une signification numérique et sociétale. |
Expansion et Croissance | L’expansion d’un État-nation se fait généralement par l’acquisition de territoires supplémentaires ou par l’intégration de nouvelles populations dans un cadre territorial existant. | L’expansion d’un état réseau se fait par l’ajout de nouvelles enclaves physiques et l’intégration de nouveaux membres dans la communauté en ligne, permettant une croissance plus organique et décentralisée. |
En résumé, un network state est présentée comme une approche « innovante et décentralisée » de la création d’un État, en utilisant les technologies numériques pour contourner les limitations des structures traditionnelles des États-nations. En réalité, ce projet reprend les idées libertariennes, où la démocratie n’a pas beaucoup de places, et y injecte les développements offerts par les technologies. L’alliance récente entre les technocapitalistes et l’administration Trump ne constitue-t-elle pas un projet visant à faire une sorte de synthèse entre le State Terror de Timothy Snyder et le Network State de Balaji Srinivasan ?