En 1793, un peu plus d’un siècle après qu’elle soit fondée par William Penn, Philadelphie est confrontée à une des plus graves épidémies de son histoire. Entre juillet et décembre, dix pour cent de la population fut décimée. A titre de comparaison, le tribut payé par le comté de Philadelphie qui compte un peu plus d’un million et demi d’habitants fut de 5600 morts soit une proportion de 3/1000, environ 30 fois moins.
Quelques temps plus tôt, un millier de Français avaient rejoint la ville embarquant avec eux quelque 600 esclaves. Il n’en fallait pas plus pour désigner des coupables tout trouvés. Mais comme l’explique le docteur Dennis Cornfield (The Hospital at Bush Hill: Philadelphia’s Response to the 1793 Yellow Fever Epidemic) : La cause remonte à la saison printanière extrêmement pluvieuse de cette année-là, qui a laissé de nombreuses flaques d’eau stagnante sur le sol et partout où elle pouvait s’accumuler, suivie d’un été très chaud et sec. Ces conditions offraient une opportunité de reproduction idéale pour le moustique Aedes egypti, l’insecte vecteur de la fièvre jaune. « La fièvre maligne », comme on appelait la fièvre jaune à l’époque, avait visité Philadelphie à plusieurs reprises au cours des 100 années précédentes, mais cette fois, elle était dévastatrice.
Quelques cas épars se sont sans aucun doute produits et n’ont pas été diagnostiqués au cours du mois de juillet, et ce n’est que lorsqu’un groupe de cas est apparu que le diagnostic correct a commencé à se préciser. Le 19 août, Benjamin Rush, le médecin le plus éminent de Philadelphie a déclaré que la « fièvre jaune bilieuse rémittente » était revenue à Philadelphie après près de 40 ans d’absence. La plupart des personnes qui pouvaient se permettre de fuir la ville l’ont fait et se sont dirigées vers des destinations rurales voisines comme Germantown et Grays Ferry, laissant derrière elles les moins fortunés pour finalement supporter le poids de l’épidémie. Un épisode qui n’est pas sans rappeler le début de l’épidémie de Covid lorsque le confinement avait été décidé en mars 2020.
Alors que la maladie faisait rage parmi les citoyens et que le nombre de morts augmentait, il est devenu évident qu’un établissement était nécessaire pour héberger les malades sans abri et ceux qui n’avaient pas les ressources nécessaires pour être soignés. Dans un premier temps, l’amphithéâtre récemment érigé par John Bill Ricketts pour abriter son cirque itinérant a été choisi. Mais le site fut rapidement débordé. L’un des bâtiments adjacents au manoir inoccupé du domaine de Bush Hill a été choisi.
Bush Hill était une parcelle de terre de 140 acres (une soixantaine d’hectares) qui faisait à l’origine partie du domaine beaucoup plus grand de Springettsbury appartenant à la famille Penn. En 1723, la terre a été donnée à l’avocat de Philadelphie Andrew Hamilton en paiement pour régler la succession du défunt William Penn, ami et client de Hamilton. Hamilton fit construire le manoir de Bush Hill en 1740, mais il ne l’apprécia qu’un an avant de mourir en 1741. La propriété passa ensuite à son fils aîné James, qui ne se maria jamais. À la mort de James Hamilton en 1783, son neveu William hérite de Bush Hill. Il était inoccupé lorsque la ville de Philadelphie s’en est approprié pour en faire un hôpital de la fièvre jaune en 1793.
Les premiers jours furent un véritable désastre. L’hôpital était désorganisé et le personnel consacrait unegrande partie de leur temps à l’hôpital à des autopsies. Les mourants et les morts étaient mélangés sans distinction. L’ordure et les autres évacuations de malades ont été autorisées à rester dans l’état le plus offensant imaginable. Aller à Bush Hill sonnait alors comme un arrêt de mort. La ville était dans une situation désespérée à la mi-septembre 1793. Les entreprises étaient fermées, le courrier n’était pas livré, les banques n’accordaient pas de prêts, le gouvernement local fonctionnait à peine et des dizaines de citoyens mouraient chaque jour d’une maladie dont la cause était inconnue. Pour ajouter à l’impact psychologique, George Washington, le président des États-Unis nouvellement formés, avait quitté Philadelphie le 10 septembre pour sa visite annuelle avec sa famille à Mt. Vernon.
Le conseil municipal décide alors le 16 septembre de confier la réorganisation de Bush Hill à Stephen Girard et Peter Helm. En 1774, Stephen Girard, né à Bordeaux, fait du commerce entre les Antilles et New York mais, en 1776, en pleine guerre d’indépendance américaine, le blocus organisé par les Anglais oblige Girard à se réfugier à Philadelphie. Quelques années plus tard, il était le citoyen le plus riche de Philadelphie. Sa décision de suspendre une bonne partie de son activité commerciale privée en faveur du service aux pauvres et aux malades de la ville était surprenante et choquante. Il a été rejoint par Peter Helm, un fabricant de tonneaux.
Les deux gestionnaires sont immédiatement passés à l’action, Girard prenant en charge l’intérieur de l’hôpital et Helm l’extérieur. En quelques jours, leurs efforts ont permis de Bush Hill a ressembler à un hôpital. Les médecins de la ville étaient partagés en deux camps : ceux, comme le docteur Rush, qui préconisaient un traitement de choix à base de saignées et de purges, et les autres qui considéraient un traitement plus doux (repos, alimentation, aération). Benjamin Rush poussa aussi la théorie funeste selon laquelle les Noirs ne pouvaient pas contracter la maladie.
Stephen Girard, nomma Jean Deveze, médecin en chef de l’hôpital. Jean Deveze était un médecin militaire français qui était arrivé à Philadelphie au début du mois d’août après avoir échappé de justesse au soulèvement des esclaves à Saint-Domingue. Sa philosophie médicale s’harmonisait bien avec celle de Girard. Le Dr Deveze croyait que la fièvre jaune n’était pas contagieuse et il estimait que la nature devait être assistée plutôt que combattue, contredisant directement l’approche de Benjamin Rush.
Au total, les deux médecins ont traité 807 patients. Le taux de mortalité à l’hôpital était d’environ 50%, la plupart des patients mourant dans les deux premiers jours suivant leur admission…
La première quinzaine d’octobre marqua l’apogée de l’épidémie de fièvre jaune : le 11 octobre, 119 personnes ont été enterrées à Philadelphie. Avec l’arrivée d’un temps plus frais, la deuxième quinzaine d’octobre a connu une baisse significative du nombre de cas et des admissions à l’hôpital correspondantes.
« L’hôpital de Bush Hill démontre ce qu’un petit groupe de citoyens ordinaires, dévoués à une cause commune, peut accomplir en cas de crise » conclut Dennis Cornfield dans son article (…) les citoyens ont accompli en quelques jours ce qui prendrait maintenant plusieurs mois au moins. L’hôpital n’a pas guéri la fièvre maligne, mais il a fourni un environnement propre, sûr et attentionné pour les personnes indigentes. La présence de l’hôpital a donné un élan psychologique considérable à la ville à un moment où le moral était au plus bas ».
La fièvre jaune est introduite de façon répétée dans les ports par les navires infestés de moustiques vecteurs jusqu’au début du XXe siècle. Les épidémies les plus marquantes furent :
(Source : Wikipedia)
1793, à Philadelphie, environ 5 000 morts, soit 10 % de la population ;
1802, parmi les troupes françaises envoyées à Saint-Domingue durant la Révolution haïtienne ;
1805, un tiers de la population de Gibraltar ;
1821, à Barcelone, 20 000 morts selon certaines estimations ;
1878, dans la basse vallée du Mississippi, 13 000 morts ;
1905, à la Nouvelle-Orléans, dernière épidémie aux États-Unis, 8 399 cas dont 908 décès ;
1960-1962, en Éthiopie, la plus grande épidémie de fièvre jaune connue, 30 000 morts ;
1965, au Sénégal (plusieurs milliers de cas causant plusieurs centaines de morts).