Après les gesticulations diplomatiques, très sonores chez Jean-Yves Le Drian et Florence Parly, plus accommodantes chez Philippe Etienne, l’Ambassadeur de France aux Etats-Unis rappelé à Paris par le président de la République (une première depuis que les deux pays ont des relations diplomatiques), il va falloir passer à l’analyse critique de ce qui s’est passé et de ce que ce revirement des Australiens, sans doute largement aiguillonnés par les Etats-Unis, pose comme questions. Cet incident mêle deux affaires : un contrat signé avec la France dénoncé par l’Australie en faveur des Etats-Unis, une alliance tripartite entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni. Quant aux ambassadeurs, il faudra bien qu’ils retournent à leur poste. Le feront-ils sans que la France n’ait rien obtenu de la part des Etats-Unis ou de l’Australie ?
La lecture du discours de Joe Biden montre que les Etats-Unis sont entrés dans une nouvelle phase dans leur affrontement avec la Chine. Barack Obama avait été le premier président à pointer ce problème. Dans son discours sur l’état de l’Union de 2015, le président américain déclarait que « la Chine veut écrire les règles pour la région du monde qui connait la croissance la plus rapide. Pourquoi la laisseront faire ? Nous devrions écrire ces règles ». Une déclaration qui ne s’est à l’époque pas réellement traduite par des actions concrètes.
Donald Trump, fidèle à son style, s’était lancé dans une guerre commerciale avec la mise en place de droits de douane et d’interdiction de certains produits technologiques, Huawei notamment mais pas seulement. Il avait appuyé ces décisions de vociférations et de rodomontades dont il était coutumier. Avec des effets limités sur le déficit commercial avec la Chine (310 Mds$ en 2020 contre 344 Mds en 2019, une baisse ayant plus à voir avec la crise de la Covid qu’à un autre facteur).
Joe Biden a repris à son compte le constat fait par son prédécesseur sur la Chine devenue officiellement le problème numéro Un des Etats-Unis et du monde. « L’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis s’est encore nettement aiguisé avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche de Joe Biden le 20 janvier 2021 », écrit fin avril de la même année Pierre-Antoine Donnet, dans l’avant-propos de la nouvelle édition de son « livre Le leadership mondial en question, l’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis”. « D’économique, le champ de cet affrontement s’est élargi aux domaines des droits de l’homme, de la compétition technologiques et des antagonismes militaires sur le théâtre Asie-Pacifique, et tout particulièrement autour de Taiwan ».
On était donc sorti d’une guerre froide avec l’URSS après l’effondrement de l’Union transformée en Fédération de Russie. Trente ans plus tard, nous voilà entrés dans un nouvel affrontement direct entre les deux superpuissantes, jeu dans lequel la Russie, forte de ses vestiges militaires soviétiques, n’a pas dit son dernier mot. Depuis plusieurs années, la Chine multiplie les « opérations militaires d’intimidation » comme pour tester les réactions des Etats-Unis.
Mais pour Pierre-Antoine Donnet, l’équilibre des forces pencheraient encore très nettement en faveur des Etats-Unis. « Vu l’état des forces militaires en présence, il semble à peu près certain que l’Armée populaire de libération subirait une défaite humiliante qui aurait pour conséquence probable l’effondrement du parti communiste chinois et la disparition de Xi Jinping. Ce dernier le sait très bien, raison sans doute pour laquelle il hésite encore ». Si cette affirmation est fondée, on ne peut que donner raison à Joe Biden de pousser ses pions maintenant, avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire avant que la Chine puisse rivaliser d’égal à égal sur le plan militaire avec les Etats-Unis. Mais on peut néanmoins en douter quand on voit l’échec des Etats-Unis en Afghanistan, même si les deux types de conflit, celui passé et celui qui pourrait intervenir entre la Chine et les Etats-Unis seraient de nature très différente.
La lecture du discours de Joe Biden marque une différence par rapport à son prédécesseur qui ne souhaitait pas s’embarrasser d’alliances avec d’autres pays. « Non, l’administration Biden n’est pas l’administration Trump, écrit avec justesse Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, think-tank sur les questions de sécurité internationale dans un article intitulé La France, l’Amérique et l’Indopacifique : après le choc. « Cette dernière se moquait de ses alliés. L’actuelle les soigne bien. Mais pas tous ».
Ici, Joe Biden noue une nouvelle alliance avec l’Australie et la Grande-Bretagne. « To meet these challenges, to help deliver the security and stability our region needs, we must now take our partnership to a new level – a partnership that seeks to engage, not to exclude; to contribute, not take; and to enable and empower, not to control or coerce. And so, friends, AUKUS is born ». La France ni l’Europe n’ont donc été conviés à participer à ce nouveau partenariat. Joe Biden explique que cet accord matérialisé dans l’acronyme AUKUS en complète d’autres déjà existants : ANZUS[1], the Quad[2], Five Eyes[3].
« Indeed, this effort reflects a broader trend of key European countries playing an extremely important role in the Indo-Pacific, poursuit Joe Biden. France, in particular, already has a substantial Indo-Pacific presence and is a key partner and ally in strengthening the security and prosperity of the region. The United States looks forward to working closely with France and other key countries as we go forward ». Déclarations convenues voire incongrues puisque ni la France, ni aucun autre pays européen n’est impliqué dans ce jeu d’alliances.
La France indique avoir été prise par surprise par son allié australien. Il serait surprenant que les services de renseignement français n’aient pas fait remonter quelques informations sur le sujet aux politiques. Et s’ils ne l’ont pas fait, c’est tout inquiétant sur leurs capacités. De leur côté, les Australiens indiquent qu’en mars dernier, ils ont commenté à émettre publiquement des doutes sur la proposition française (qui, il faut le préciser avait subi quelques retards et certaines augmentations budgétaires). « In March this year, Australian Prime Minister Scott Morrison (or, “that fellow down under,” as Joe Biden referred to him), began talking with Washington about reversing its decision » indique le magazine The Atlantic (Joe Biden’s New World Order). La surprise française serait-elle surfaite ?
Dans l’article daté du 16 septembre Why Australia wanted out of its French submarine deal, l’Australie signalait depuis des mois qu’elle souhaitait sortir de ce contrat : interrogations sur la cybersécurité, la DNCS avait admis avoir été cyberpiratée, le budget avait été gonflé et la dead line repoussée. Interrogé par une commission du Sénat, le ministre australien des finances avait déclaré : « It became clear to me we were having challenges … over the last 15 to 12 months ». Il avait d’ailleurs refusé de signer la nouvelle phase du contrat en avril dernier. Un article (Call to review submarine program over tensions) publié en janvier 2021 dans le magazine The Australian Financial Review indiquait que le ministère de la défense australien était en train de réviser les termes de ce contrat avec Naval group. Donc cette surprise des autorités françaises apparait un peu feinte.
Aller jusqu’à dire comme le fait Roger Cohen dans le New York Times que (Macron Takes on U.S., a Big Gamble Even for a Bold Risk-Taker) la France prend un risque en faisant part de son outrage face aux autorités américaines, il faut oser. Suggèrerait-il que la France devrait purement et simplement se coucher devant le Grand frère américain à la suite d’un tel revirement ?
Jusqu’ici l’Europe et les alliés européens étaient aux abonnés absents. Se réjouissaient-ils d’un tel revers pour les arrogants Français ? Après cinq jours de silence, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a jugé « inacceptable » la manière dont la France a été traitée dans le cadre du pacte de sécurité conclu entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni. « L’un de nos États membres a été traité d’une manière qui n’est pas acceptable (…) Nous voulons savoir ce qui s’est passé et pourquoi », a-t-elle déclaré sur la chaîne d’information américaine CNN.
Angela Merkel, elle, proche de la sortie, est restée totalement muette laissant planer un doute sur le fameux couple franco-allemand.
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[1] L’ANZUS (acronyme de l’anglais Australia, New Zealand, United States Security Treaty) est un pacte militaire signé à San Francisco le 1er septembre 1951, entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis. Depuis les années 1980, les États-Unis considèrent que le traité est suspendu entre les États-Unis et la Nouvelle-Zélande. Le traité trilatéral a donc peu de sens à ce jour, et a cédé la place à des rapports bilatéraux entre Washington et Canberra d’une part, et Wellington et Canberra de l’autre.
[2] Le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité ou en anglais Quadrilateral Security Dialogue (QSD ou Quad) est une coopération informelle entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde dans les années 2000 et 2010. Elle comprend des rencontres diplomatiques et des exercices militaires. Cette coopération est vue comme une réaction contre la puissance grandissante de la Chine.
[3] Five Eyes (littéralement « Cinq yeux », traduit comme Groupe des cinq par la Défense canadienne)1, abrégé FVEY pour la classification2,3, désigne l’alliance des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis.