« Nous sommes juste en train d’apprendre à voler dans le monde quantique ». C’est ainsi que Bob Wisnieff, CTO Quantum Computing d’IBM, décrit de manière assez modeste l’état d’avancement des travaux chez IBM, pourtant parmi les principaux leaders du sujet. « Mais les choses évoluent très vite car il y a seulement dix ans, on pensait que l’ordinateur quantique complet arriverait dans 50 ans, il y a 5 ans dans moins de 25 ans et il y deux ans dans moins de 10 ans ». C’est dire combien les progrès sont rapides dans ce laboratoire Thomas J Watson de Yorktown Heights, au nord de New York, qui a à son actif nombre d’avancées scientifiques importantes. Construit au début des années 60 selon une architecture typique de l’époque et dans un cadre magnifique, ce centre de recherche a notamment conçu les mémoires DRAM (au cœur de tous les ordinateurs d’aujourd’hui), les transistors à effet de champ ou encore les architectures RISC.
Alors que l’IBM 360 avait été dévoilé seulement quelques années plus tôt et avait révolutionné l’informatique, c’est dès les années 70 qu’IBM a commencé à réfléchir aux limites auxquelles seraient confrontés les ordinateurs et à la manière de développer et construire des systèmes plus performants. En 1983, Charlie Bennett, un physicien qui travaille toujours dans les laboratoires Watson, a lancé une réflexion sur la combinaison de la mécanique quantique et de la science de l’information, une réflexion qui amènera à la conception d’un nouveau type d’ordinateurs. Mais c’est seulement en 2015, plus de 30 ans plus tard, qu’IBM a mis au point le premier ordinateur quantique – une machine de 5 qubits – pour la rendre accessible via Internet le 4 mai de l’année suivante. « La réaction de la communauté informatique et scientifique est allée largement au-delà de ce nous avions anticipé, poursuit Bob Wisnieff. Une semaine après seulement, une première publication scientifique l’utilisation de notre ordinateur quantique avait été faite ».
Ensuite, la situation a évolué rapidement avec un développement sur deux fronts. D’un côté, la Quantum Experience qui met à disposition du monde académique et de la recherche un système de 16 qubits. De l’autre, le programme IBM Q, destiné aux entreprises qui souhaitent se familiariser avec l’informatique quantique et être prêtes lorsque les premières applications seront possibles.
C’est dans le cadre de ce programme commercial qu’IBM vient d’ouvrir le centre de calcul quantique à Poughkeepsie, haut lieu de l’histoire d’IBM dans l’État de New York. C’est en effet sur ce campus que furent fabriqués les ordinateurs IBM 7030 ainsi que les IBM 360 et 370. Aujourd’hui, ce site qui comptait plus de 8000 personnes en emploie moins de la moitié.
Ce centre de calcul quantique d’IBM répondra aux besoins croissants d’une communauté de plus en plus large constituée aujourd’hui de 150 000 utilisateurs et de quelque 80 clients commerciaux. Le parc est composé de cinq systèmes de 20 qubits, d’un système de 14 qubits et de quatre systèmes de 5 qubits. Courant octobre, ce parc passera à 14 systèmes, dont un nouvel ordinateur quantique à 53 qubits, le plus grand du marché à ce jour, accessible via le cloud.
Contrairement à l’informatique conventionnelle qui a depuis l’IBM 360 une vocation universelle, et est conçue pour une large frange d’applications dans le domaine commercial et scientifique, les ordinateurs quantiques seront utilisés pour résoudre certains problèmes spécifiques, hors de portée des ordinateurs conventionnels, même les plus puissants d’aujourd’hui comme ceux de demain.
Parmi les exemples de problèmes très utiles qu’ils pourraient résoudre, Bob Wisnieff mentionne la simulation du phénomène comme la synthèse de l’ammoniac qui permet de fabriquer des engrais. Le procédé inventé par les deux chimistes allemands Haber et Bosch au début du XXe siècle a révolutionné l’agriculture mais il a le défaut d’être très gourmand en énergie – aujourd’hui il représente 3 % de la consommation de l’énergie mondiale – même si, l’utilisation de différents catalyseurs a permis d’améliorer le rendement de l’opération. Il se trouve que les plantes, via l’opération de photosynthèse, sont capables de réaliser cette opération avec la simple utilisation de l’énergie solaire. Les ordinateurs quantiques pourraient permettre de mieux comprendre le phénomène de la photosynthèse, et de développer de nouveaux catalyseurs plus performants. La quantité d’énergie qui pourrait être économisée est considérable.
« Nous savions que les ordinateurs pourraient résoudre de nombreuses applications très utiles, explique Bob Wisnieff, mais savions aussi qu’ils étaient limités. Depuis Charlie Bennett, IBM posait la question fondamentale : qu’est-ce que la nature nous dit à propos des traitements informatiques ? Une réflexion dépassant le cadre de la loi de Moore qui ne s’intéresse qu’à l’évolution de la densité des composants ».
Si les ordinateurs conventionnels sont particulièrement adaptés pour des traitements impliquant de grands volumes de données, l’informatique quantique excelle pour des problèmes de modélisation ou simulation pour lesquels la combinatoire est telle qu’elle ne peut être traitée par les premiers. Dans les années 90, deux résultats indiquent que des ordinateurs quantiques pourraient aborder des problèmes hors de portée des machines de Turing, déterministes comme stochastiques. En 1994, Peter Shor a inventé l’algorithme qui porte son nom qui permet de calculer en un temps polynomial (et non exponentiel) la décomposition d’un nombre en produit de facteurs premiers. Avec de nombreuses et importantes applications à venir dans la cryptographie.
En complément et non en remplacement
Mais les ordinateurs quantiques ne remplaceront pas les ordinateurs conventionnels, ils les complèteront, les suppléant pour assurer des calculs que ces derniers ne peuvent pas traiter. Bob Sutor, responsable du programme IBM Q propose l’exemple de la molécule de la caféine. Il s’agit d’une molécule relativement simple, seulement 24 atomes. Mais résoudre les équations de la mécanique quantique pour prédire sa structure et sa réactivité, sans faire d’approximations, nécessiterait une capacité informatique de 10^48 bits. Un nombre gigantesque lorsqu’on sait que le nombre d’atomes de la Terre est estimé entre 10^49 et 10^50 bits. Pour modéliser une seule molécule de caféine, il faudrait donc un nombre de bits comparable à 10 % du nombre d’atomes de la planète entière. Ce qui est évidemment impossible. Un ordinateur quantique, qui obéit aux mêmes lois que cette molécule de caféine, pourrait permettre des simulations beaucoup plus fidèles à la réalité.
Les ordinateurs quantiques aideront aussi à mieux comprendre le fonctionnement des ordinateurs classiques et ainsi améliorer leur performance. En 1997, Lov Grover, des laboratoires Bell, a par exemple démontré qu’un ordinateur quantique pourrait considérablement augmenter l’efficacité des algorithmes classiques utilisés pour la recherche d’informations sur une base de données. Mais ils permettront aussi d’améliorer les ordinateurs quantiques eux-mêmes « bien que nous n’en soyons pas encore là,» reconnait Bob Wisnieff. La machine qui améliore la machine n’est pas un thème nouveau mais il prend une dimension nouvelle avec les ordinateurs quantiques.
L’autre réalité des ordinateurs quantiques est qu’ils n’auront pas de fonctionnement indépendant. L’accès ne se fera que par l’intermédiaire d’un ordinateur conventionnel.
(Extrait d’un article publié dans InformatiqueNews)